Déstockage

On a tous quelque-chose à perdre. On ne sait pas toujours quoi, rarement quand et où. Destin, diront certains. Egoïsme sans doute, on ne pense jamais à tous ceux qui ont perdu ou perdront la même chose que nous, qui perdent autre chose en même temps que nous, qui perdent des tas de choses ailleurs que là où nous sommes. La perte est-elle cette injustice si cruelle qu’elle nous détache du monde ou simplement une occasion trop belle de se désintéresser des autres ?

Dans la brasserie enfumée qui s’agite en plein midi, au cœur de Paris, alors que l’été s’approche, ils sont là, seuls ou deux par deux, trois par trois ; certains se connaissent, la plupart ne sauront jamais qu’ils ont quelque-chose en commun L’essaim est calme en apparence, mais transitoire toujours, il ne va pas tarder à se disperser.

Près de la porte d’entrée, le long de la vitre, ils sont quatre. Ils se connaissent bien. Pas de costume à proprement parler, juste ce qu’il faut pour satisfaire l’envie supposée des clients d’une présentation correcte : veste, chemise et cravate, coloris sobres. Daniel, c’est le chef, le plus ancien. A sa silhouette arrondie, que sa ceinture étrangle, on imagine des heures et des heures au volant, le restaurant tous les midis, le retour fatigué et silencieux le soir, depuis des décennies. Dans trois ans, il s’en ira pêcher dans une province lointaine, laissera derrière lui l’agitation des boulevards, la vie, les jeunes qui déjeunent avec lui aujourd’hui. A côté de Daniel, il y a Michel, presque cinquante ans, et en face d’eux, Eric et David, la trentaine encore ascendante, avec ambition et rêves.

Un peu plus loin, il y a Claire, seule devant une salade opulente qu’elle n’a qu’à peine touchée, son sac posé sur la chaise en face d’elle, avec son foulard négligemment posé dessus, convive immobile et silencieux, béant. Le regard austère, Claire a plus de cinquante ans mais elle n’a pas renoncé, elle est restée du côté des femmes, elle s’inquiète, toujours. Son visage est marqué par les années, par la faim disparue comme on perd le sommeil, l’attente, les questions. Elle lit quelques feuillets blancs extraits d’une enveloppe soigneusement décachetée et dont les pliures claquent sous ses doigts. Ses mains sont soignées, ses vêtements aussi. Elle travaille dans la banque, de l’autre côté de la rue. A deux pas d’elle, trône une de ces plantes qui prospèrent dans les courants d’air et la fumée, et qui lui cache une bonne partie des tables, presque jusqu’au bar. Elle ne voit pas les deux jeunes qui partagent un sandwich à moins de deux mètres d’elle, et qui l’ignorent…

Ils sont étudiants, il est plus jeune qu’elle. Non, pas des étudiants, des lycéens, à quelques jours du baccalauréat. Ils n’ont pas l’air inquiet, ils se regardent, se chuchotent, se miment des mots, se tiennent la main. Elle, c’est Lise. Elle fume trop. Elle est toute fluette dans ses habits trop grands. Lui, c’est Benjamin. Il la dévore des yeux, tout de noir vêtu, les cheveux brillants, un air décontracté un peu sur joué. Ils se taisent et regardent l’heure. Le serveur passe à côté d’eux, il voudrait qu’ils commandent autre chose, ils ne le voient pas, ils hésitent, l’heure semble avoir de l’importance pour eux, ils regardent alternativement leur montre, se regardent, sourient…
Au sol, carrés noirs et carrés blancs alternent, forcent à imaginer des diagonales, des marelles, des déplacements chaotiques…

Près du bar, il y a une femme qui attend tristement, avale café sur café, regarde souvent l’heure elle aussi. Elle s’appelle Esther, professeur de mathématiques au lycée voisin, agrégée de silence ici. Hier, c’était sont trente-deuxième anniversaire. Elle a les cheveux courts, des lunettes ovales, une robe à fleurs, sage et discrète. Elle se tient mal, se redresse, glisse lentement sur sa chaise comme un vulgaire ado, se stabilise et sous l’effet de l’ankylose sans doute, se redresse de nouveau. Un coude sur la table, un poing sous le menton qui renforce sa moue, elle fixe au loin une menace, une envie, rien peut-être. Qui sait ?

Certainement pas le serveur ! L’heure tourne, son éponge aussi, sur une table pleine de miettes. Le nouveau client s’est assis, il sait ce qu’il veut. Le serveur lui fait comprendre que ça ne fera pas accélérer le service et remporte irrésistiblement vers le bar sa silhouette à gilet bordeaux. A peine éloigné, il ralentit déjà, avant de refluer brutalement, de stabiliser sa trajectoire et d’un geste sûr, d’envoyer la carte s’échouer devant l’homme pressé. L’homme pressé, c’est Joël. Pressé mais retraité, assez aisé mais toujours insatisfait, pas très aimable. Il aurait voulu commander sans ouvrir la carte, montrer sa détermination, son expérience, mais il doit encore attendre, attendre la prochaine vague. On ne lutte pas contre la marée, pas plus à Paris qu’ailleurs.
Enfin revenu, le serveur fera comme si de rien n’était, un sandwich au jambon et une bière…  » Tout de suite, Monsieur !  » Il est déjà loin…

Imperceptiblement, l’après-midi entre dans les têtes, en chasse un midi trop prompt à l’oisiveté, les ventres se tendent, les reins s’étirent. Les conversations se font plus lisses, offrent moins de prise, s’étiolent, s’inclinent vers le bas, comme les têtes qui scrutent les poches, les portefeuilles, en silence. C’est le moment des grandes inspirations. L’air devient plus respirable avec l’agitation. Les quatre commerciaux se sont levés, satisfaits, prêts à affronter l’autre moitié de la journée. Qui sait quelque-chose ? Qui a perçu la gravité sous les anecdotes mille fois réécrites, perçu la fausse note, senti l’angoisse ? Ils n’ont pas parlé du rendez-vous auquel ils se rendent, de cette vérité dont ils ne connaissent pas tous la même parcelle. Le serveur s’attaque déjà aux traces de leur passage, ils se saluent sans presque se regarder, comme pour se persuader que tout recommence à l’identique, indéfiniment.

Presque au même moment, les deux lycéens sont sortis discrètement, laissant derrière eux un monticule de pièces sans valeur, patiemment recomptées, un dessous de verre méticuleusement déchiqueté, trop de cendres accumulées. Benjamin pousse la porte devant lui, entraîne la jeune fille, et dehors, jongle avec elle d’une main quand l’autre main efface comme elle peut les traces de sa nervosité. C’est jeudi, jour magique autrefois, qui s’en souvient encore ? Ni Lise ni Benjamin, comment le pourraient-ils ? Quatre jeudis ? Drôle d’idée ! Leur sillage ondule et se perd dans la chaleur de la ville.

Claire n’a pas bougé, ses poignets n’ont pas repris contact avec la table. Elle regarde ses feuillets, sans expression, comme s’ils étaient écrits dans une langue étrangère dont la connaissance serait dans l’air, ne demandant qu’à se frayer un chemin jusqu’aux replis fertiles du cortex, une onde indolore et éclairante qui la sortirait de sa stupeur. Elle ne lit pas, elle sait. Le papier est épais, l’encre noire, le texte court, avec de grandes lettres arrondies, inaptes à la dissimulation, au malentendu, une écriture directe et cruelle. Les autres feuilles sont des formulaires. Alors que son fantôme attire tous les regards vers sa rigidité, Claire s’est glissée sans image par le double-fond de sa mémoire, elle retrouve brutalement la lavande et le soleil, la nuit, une main, la petite église, d’autres nuits, d’autres mains, les biscuits et le chocolat, trop de nuits, trop de mains, trop de mal l’orage gronde, la peur revient il faut rentrer. Soudainement ranimée, elle replie consciencieusement les feuillets et les glisse dans l’enveloppe, elle allume une cigarette en se levant, sort de son sac un peu de monnaie qui s’éparpille… Au téléphone, elle dira juste  » J’arrive » Elle s’était juré de ne plus revoir son frère, et encore moins son père : elle vient d’appeler le premier mais ne verra sans doute plus le second vivant. Ni soulagement, ni revanche, ni chagrin, juste l’irréparable, figé, scellé dans sa mémoire, rayé d’un trait de soleil en travers du sol.

Joël se lève lui aussi, et apporte son ticket au bar, au mépris des usages, piétinant même le rayon de soleil de Claire. Il est persuadé que le serveur ne le verra pas, inondera toute la salle de ses allers et retours chaloupés sans l’approcher jamais.
Il a toujours l’air de râler, Joël, il n’est pas content, il n’est plus content, c’est fini pour lui, l’importance, le passage obligé, les avis sévères et bienveillants. Tout le monde le méprise, l’ignore, même l’homme derrière le bar, surtout l’homme derrière le bar, trop content de prendre sa revanche. Comme c’était probable, le barman en question lui suggère d’attendre le serveur, refusant poliment d’encaisser les consommations, présentant comme une évidence des mains occupées à dégrossir le travail du lave-vaisselle, histoire de faire patienter. Attendre, la pire des déchéances.
Enfin, l’infatigable marin d’eau minérale regagne la digue de métal jaune sous l’œil agacé de Joël, déchire le ticket d’une main experte et se décharge abusivement de sa monnaie, celle sans doute dont les deux lycéens l’avaient lesté. Le bougon retraité saisit le tout d’une main, qui disparaît aussitôt dans la poche de son imperméable, marmonne quelques syllabes enchevêtrées et s’en va, persuadé qu’il ne reviendra jamais. La coupelle verte s’est immobilisée sur le comptoir, vide.

Esther, elle, n’a rien vu, rien entendu, rien vécu. Les usages, les pourboires, c’était dans une autre vie. Hier, elle aurait souri, se serait imaginée, relatant l’épisode couchée dans le noir, les yeux grands ouverts, avec dans son cou, un souffle alternant le chaud et l’absence, un sourire attentif, invisible mais évident, quelques mots parfois, une question peut-être ; aujourd’hui, elle ne bouge pas, le regard figé sur la silhouette d’une tour qui se détache de son horizon. Encore un café, une larme sans soubresaut, qui s’engouffre entre le visage et la main qui le soutient. Dans sa tête, il y a des musiques, des couleurs, étoffes, murs, jardins, une peau mate, un parfum toujours au-dessus des autres ; des milliers de ronces assez proches pour se griffer, trop lointaines pour en atteindre les fruits ; hier, la fête, la nuit, la dispute, l’absence que le temps fertilise…
De l’autre côté de la vitre les gens passent, plus ou moins vite. Les gens qui passent ressemblent toujours à la personne qu’on attend, juste le temps d’un doute, avant de reprendre leur apparence réelle. Et plus on attend, plus ils sont ressemblants, ces inconnus, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, et plus ils nous narguent. Il y en a même une qui s’est arrêtée, qui ne bougera pas avant d’avoir été dévisagée. Une têtue. Esther la regarde. Pas un sourire. La femme entre et se poste devant la table, sans un mot, juste avec un bruit de ferraille dans la poche, plus clair dans sa main, un bruit de ferraille dans l’air, la chute, un trousseau de clés qui frappe la table et s’immobilise, une histoire d’amour en métal, en miettes. La femme a vite rejoint le flot des sosies qui se sont donné rendez-vous au bout de la rue. Il n’y a plus de café à boire, juste deux trousseaux de clés identiques, comme une pièce en double dans une collection hors de prix, une erreur douloureuse. Ce soir, derrière chaque absence, elle découvrira l’invisible cambriolage : ses bras dépouillés, son lit vidé, une voix disparue, un parfum renversé, quelques années de grande valeur arrachées aux murs, pas assurées bien sûr…

A l’autre bout de Paris, Lise est allongée au milieu du lit, elle fume en regardant le plafond, enroulée dans le drap. Au bout, la couverture a presque lâché prise. Benjamin est embarrassé, il voudrait parler, il se tait. Il s’approche de Lise et l’embrasse sur le front ; elle lui sourit. Il pose une main sur sa hanche, elle se dérobe sans quitter son sourire, roule sur elle-même. Dans son fourreau improvisé, elle ramasse d’une main ses affaires éparpillées et va se rhabiller dans la pièce voisine, osant à peine se regarder dans la glace. Elle brosse ses cheveux, longuement, pendant que lui regarde par la fenêtre, hébété. L’après-midi est bien avancé déjà. Ils se croisent de nouveau, tournent comme s’ils ignoraient l’emplacement de la porte, hésitent entre les dizaines de phrases que leur cerveau déroule, à la manière des marchands d’étoffes. Comment se perdre dans si peu d’espace, comment penser plus vite, comprendre ? Il n’y a pas de réponses aux questions des anciens enfants.
Elle se plaque contre la porte : sortir c’est mourir, finir, repartir ; il sourit à ses yeux clos, pas vraiment rassurants. Elle se laisse entraîner. Après une ultime hésitation, un regard d’une attirante fatalité, ils basculent dans une autre vie, plus rapide, moins sucrée, la plus longue mais la dernière…

Dans le grand bureau du premier étage, ils sont là tous les quatre, assis en arc de cercle devant un trône vide, en haut d’un ciel bien grand pour la ville en dessous. Ils ne parlent pas, le chef de service sait faire ça, trouver les mots. L’attente se prolonge. Chacun a eu le temps de détailler les coutures de ses chaussures, les motifs tristes de ses chaussettes, de réfléchir aux dernières années, aux dernières semaines, au déjeuner… David pense à celle qu’il a rencontrée l’avant-veille. Il a le truc, David, avec les femmes. Il n’est pas plus mauvais qu’un autre, juste un peu trop sûr de lui. Eric pense à ses parents, en province, la haie à tailler, la grand-mère qui vieillit, les quelques cerises que les merles auront épargnées. Des cerises, il passe aux projets du week-end, sourit à l’avance aux yeux ébahis de son fils, un cadeau, un ballon. Michel compte les années, renonce à mêler ses doigts à la fastidieuse entreprise, se voit ralentissant, hésitant, bientôt cloué au milieu du gué, revoit le Moyen-Orient, l’Amérique du Sud, la vie facile… Daniel ne pense plus depuis qu’il est entré dans la pièce, il attend, c’est tout.
Quelqu’un entre enfin, il sera bref, professionnel. Il ment mal, serre bien les mains, reste debout, trop pressé, mal élevé. C’est le service minimum du mensonge, les compliments au rabais, tout y passe, les alibis éculés, éloge de la brutalité, macro-économie du café du commerce. Il expédie, exécute, gesticule dans ses vêtements branchés, déballe toutes les ficelles de la com, bien assez pour se pendre
Daniel rentre chez lui, sans trop regarder les autres, et David fait le malin, comme d’habitude : la province, un nouveau réseau, ça ne lui fait pas peur.

Joël-le-bougon a regagné sa lointaine banlieue dans la soirée. Il s’est beaucoup ennuyé à voir tant de gens affairés qui le considèrent avec détachement, un sourire au coin des lèvres, faux privilégié pour faux envieux, des sorts impossibles à échanger, à combiner, un face-à-face stérile. Il a passé sa vie à courir le monde, sans amis qu’en transit, sans amours que de passage, loin d’une maison qu’il n’a jamais habitée.
Une mauvaise journée décidément : pour la troisième fois, il sonde le fond de chacune de ses poches, mais rien n’y fait… ce midi, ses clés sont tombées sur une case noire de la brasserie, elle peu visible, lui très pressé, la combinaison est imparable : échec et mat !

Bien loin de là, pour la quatrième fois, Eric introduit sa carte bancaire dans le distributeur. Il est venu là sans rien dire, directement. La mer est calme, Deauville sent les vacances. Il entre sous l’œil complice du vigile. Il mise, il mise gros, il mise tout. Et cette fois, ça marche : seul sur ce numéro, plein, tout sur un seul coup, la bille s’est arrêtée, elle ne peut plus bouger ! Le croupier étouffe une grimace en marmonnant des félicitations mécaniques, Eric sent son cœur battre. Son pote Michel licencié, il ne lui reste qu’à démissionner : ensemble, ils vont monter l’affaire dont ils parlent depuis des années. Le directeur s’approche de lui, il est mal habillé, vraiment, souriant mais ferme, il n’a pas la tête de l’emploi. Eric se relève comme il peut de la banquette où il s’est effondré une demi-heure plus tôt. Dehors, c’est la nuit. De l’autre côté de la rue brillent les néons du casino, maudit casino, maudit distributeur….
A 200 kilomètres de là, David sort d’un bar au bras d’une jeune femme rousse, court pour l’épater, escalade le capot d’une voiture, saute… Le bruit est sourd et bref. Une vie en voiture, une mort en voiture, à quelques mètres de l’hôpital… pas très loin de la brasserie.

Maurice Favreau

Je suis Maurice Favreau, le cinéaste extraordinaire derrière cervelleslibres.info, votre refuge incontournable pour les musings cinématographiques et les critiques de films. En tant qu'architecte de cet espace cinématographique virtuel, j'apporte ma passion inébranlable pour l'écran d'argent à chaque critique, les transformant en explorations vivides de la narration et de la cinématographie. Cervelleslibres.info n'est pas juste un blog ; c'est une collection soigneusement sélectionnée de mes aventures cinématographiques et réflexions. Des chefs-d'œuvre classiques aux dernières sorties, je plonge dans les complexités de la réalisation de films, disséquant les intrigues, démêlant les arcs narratifs des personnages et célébrant l'art qui se dévoile image par image. Email:[email protected] / Visit Faceboook