Comptes d’apothicaire

Deux cents. Ça sonne bien, deux cents, il n’y a plus rien derrière, alors on accorde. Deux cents familles, tant de fortunes ; deux cents milligrammes, un poison ; deux cents francs, comme autrefois ; deux cents pages, une aventure ; deux cents lignes, une lettre ; deux cents kilomètres, l’horizon.
Deux cents tonnes d’eau suspendues au-dessus de ma tête, en pleine ville, l’averse. Deux cents… peut-être.

Qui porte la moindre attention à chaque kilomètre parcouru, qui se souvient seulement d’un seul ? Dans ma voiture, j’ai déjà oublié les quelques rues que je viens d’emprunter, les regards dans l’escalier, la couleur des murs, la poignée dans ma main, le bruit de la porte qui se referme. Pas de souvenirs, juste des concepts : l’acoustique, l’équilibre, l’évitement, la priorité ; des réflexes volontaires, des actes automatiques. Deux cents, un nombre après l’autre, rond, abstrait, juste un chiffre, de quoi rassurer les imbéciles, tellement inquiets toujours. Serons-nous jamais assez nombreux pour conjurer nos incertitudes ? Aurons-nous assez d’instruments pour mesurer notre impuissance ? Comptons ! Mesurons ! Tous au tourbillon ! Tous au bouillon ! Je n’irai pas ! Je marche sans bruit, je me délecte à mettre en mots la moindre de mes sensations, à traquer sans espoir le verbe qui me manque, à l’échanger sans négocier contre une analogie pas trop usée ; difficile tout cela, tordu, impossible, je me vautre dans l’incalculable, l’improductif, l’inutile, le bête, bête mais vrai. Le reste, je n’y crois pas.

Cent quatre-vingt-dix. Rien n’a changé, j’en suis sûr ; mes repères sont formels, unanimes, enthousiastes. Je n’ai rien fait, c’est encore plus sûr ! On exagère vraiment le rythme des choses, pour rien, pour parler, se griser, s’effrayer, repousser l’enfer chez les autres, où il devrait se cantonner. Moi, je me tais. J’attends, je m’en veux d’attendre, il y a tant de choses à faire et à éviter, à dire et à taire. J’attends quoi ? Par où commencer, que vont-ils dire ? Vont-ils seulement m’écouter ? Pourquoi plus aujourd’hui qu’hier ? Je vois ça d’ici et c’est moche. L’urgence, c’est laid… On dit des inepties, on surjoue des mains et des rictus, le ridicule guette, la peur rôde, l’essentiel se farde de larmes et s’y noie. Alors oui, je me tais.

Cent cinquante. On a toujours la fascination des chiffres ronds. Une caricature des mathématiques, une insulte aux sciences. Je guette, je m’impatiente, je m’interdis des espaces alternatifs, je crois en l’immobilité, sans un doute. Une Eglise en suspension. Mais je suis un peu fatigué d’attendre. Et quand on est fatigué, c’est qu’on s’est donné beaucoup de mal, et je recherche dans ma ténacité un mérite, une bravoure qui forcerait la justice, démasquerait l’erreur qui n’aspire qu’à l’évidence. C’est quand même bizarre ! Je suis là, assis par terre, dans l’herbe négligée, du sang dans la bouche… mon cartable est là heureusement. Maman ne vient pas. Je me relève, on m’aide. Je ne veux pas qu’on m’aide, je rentre chez moi. J’ai dû me mordre la lèvre, c’est tout. Je m’en fiche qu’il soit médecin, que ce ne soit pas bien de fumer : je suis majeur, vacciné, civilisé, prudent même ! Le centre commercial s’éloigne dans mon rétroviseur et j’essuie ma joue, ma lèvre enflée. Je suis loin d’eux maintenant ; tout à l’heure, je serai dans leur salon, leur cuisine ou leur chambre, distendu, étiré d’une bouche à deux oreilles, ou quatre ou huit, pour un dernier petit tour avant qu’ils ne m’oublient, rassasiés de vanité, de compassion ou d’indignation.

Cent. L’erreur est patente, scandaleuse, impudique et séduisante. Je la vois, je peux presque la toucher. C’est comme un spectre qui se matérialise, presque tout à fait mais pas tout à fait, avec cette infime imperfection du mal, une dernière chance d’y échapper, de le démasquer comme un bandit d’opérette. Je me frotte la nuque, j’ai mal dormi. J’ai l’impression qu’on se fiche de moi, je ne sais pas qui me trahit mais je suis triste, tellement triste. J’ai attendu pour rien, je n’ai rien fait encore, alors que je sens comme une inflexion dans les voix, ou bien c’est moi qui veux l’entendre. Je ne sais plus, je devrais bouger plus. Demain, je vais y réfléchir sérieusement. Non, ce n’était pas cent, mais cent-vingt. Ma femme ne parle plus autant, j’en suis sûr, tout le monde économise ses mots, comme s’il faisait si sec que les paroles collaient à la langue. Ou alors ils font la tête parce que je ne mange rien aujourd’hui…
Ou bien je leur fais peur avec mon oeil crevé et la moitié de ma tête emportée. Quelle affaire ! Ce n’est pas l’apparence qui compte, mais l’abordage : blessures de guerre, trophées d’amour ! A moins qu’il ne s’agisse d’un accident j’avais bu, c’est ça, et maintenant je suis bon pour le fauteuil roulant Il m’a poussé, je l’ai vu ah ah ! Et si je disais tout ? L’entreprise coule direct, dommages et intérêts, le sergent dégradé. Normal, il m’a frappé, parce que ça coule chaud dans ma tête, c’est qu’il est encore temps de passer sur le billard. Ils n’ont qu’à m’achever, ces minables, je n’aime pas les piqûres il ne faut pas que je reste en plein soleil de toute façon. Demain je me lève tôt, je me marie samedi

Trente. Je reconnais l’endroit. J’y suis venu plusieurs fois. J’ai envie de dormir, je ne suis pas content, je pleure. Il parle, mes yeux se ferment, il me berce de syllabes. C’est curieux la voix de l’autre, quand elle entre en phase avec les ondes de notre cerveau, quand elle nous inonde et nous balance le long de la crête qui sépare la veille du sommeil. Les mots ne veulent plus rien dire, se décomposent, s’atomisent. J’ai très chaud, le sable est brûlant, j’entends les rires autour de moi, des enfants, une balle, un mur, de l’encre, tâché, l’automne, j’ai froid. J’ai chaud, elle est là. J’ai froid, mes mains sont froides, j’hésite à toucher son corps, j’ai peur, elle sourit. Je ne sais plus, laissez-moi me reposer !

Dix. Ou cinq. Ou trois. Je ne sais plus, je m’y perds dans ces comptes idiots. Je me rappelle cinquante, oui, très clairement. Le vent me suit, s’arrête quand je m’arrête, repart avec moi, s’entête à me résister, à me distraire de mes rêves éveillés, une vieille chanson, des rainettes… une odeur comme une gifle, de fabuleuses conquêtes, la bravoure, des courses mythiques, cheval, moto, avion, tout à la fois. Mille, dix mille cardons brassent, effilochent un tissu de vies mensongères, déjà pardonnées. Cinquante, je suis tombé, je ne sais pas pourquoi, j’ai mal, je ne me dis pas  » c’était la dernière fois « . Mes genoux couronnés, c’est le manège qui s’ébranle une fois encore. J’attends, ébloui par le ciel, grisé par le contact du sol, plein et doux, reposant

Trente. Je n’ai plus la patience de lire. Je n’ai jamais aimé lire. Je me force, j’ai mal aux yeux. Il faut que je te dise quelque chose… je me rappelle quand je t’ai vue la première fois, tes premiers pas, tes mots et tes sourires… Je suis si fatigué ce soir. Demain, je te conduirai à l’école, comme d’habitude… ils m’attendront, au boulot. Non, il faut que j’y aille quand même. Dors, je n’ai jamais vraiment aimé que toi. Je dis ça parce que tu dors, je n’oserais pas sinon. Combien de mots, de cris, de reproches, de baisers, de rires, d’agacements. Peu importe. Y penses-tu en grondant tes enfants, leur parles-tu de moi ?

Jaune. Eblouissant ! Des milliers de choses jaunes, de… je sais, ce sont des choses sans importance, j’ai le nom sur le bout de la langue, j’en ris. Du jaune, du blanc, du jaune encore, j’oublie mon mal de tête devant tant de soleil. Cette musique au loin me ferme les yeux ; elle reste si loin. Je crois entendre la chaleur jaune. Tout est chaud, je suis bien. Les mots s’obstinent à me parler dans une langue étrangère, un charabia orangé.

Quatre-vingts. Je suis fainéant, pas une ligne d’écrite, des heures à ne rien faire, des jours entiers, assis comme dans une barque sans rames, des idées qui se bousculent et m’échappent finalement, des chapitres entiers qui se perdent entre ma tête et ma mains, cet itinéraire si simple, si prévisible. Je ne finirai pas ce livre, jamais. Je ne suis bon à rien. Tout commencer et rien finir, sauf mes devoirs, sauf mon assiette. Je suis gentil, heureusement, mais je ne fais rien, jamais. Je suis bien. Je fume, mais pas beaucoup papa, d’ailleurs, je finirai bien par arrêter…

Quarante. Je sais. Je dors beaucoup mais je sais. Les gens changent, peut-être à cause de moi. Qu’ils sont tristes ! Moi aussi je suis triste parfois, surtout le soir, mais pas aujourd’hui : demain c’est mercredi, pas de sœur pour m’ennuyer, demain, je suis le roi et je ne fais rien, juste vivre, avec des gens qui vivent, une autre famille. J’ai chaud décidément. Il faudrait que je me lève. Pourquoi vous me dérangez encore ? J’entends la musique, la radio peut-être, un air d’opéra, presque militaire. Paris, la Tour Eiffel du pont Mirabeau, si j’avais su. Le manège encore. On ne peut pas se concentrer ici !

Un. Quand je ne dors pas, j’ai mal. Je ne veux pas dormir aujourd’hui… j’ai interdit qu’on me laisse dormir ! Il y a tellement de monde ici… ah, tu es là ma chérie ! J’ai mal. Quelle heure est-il ? Déjà ? Les foules dans ma tête ont disparu, il n’y a plus que des gens qui pleurent des larmes ou des mots. Je ne voulais pas. L’ankylose disparaît un peu. Dehors, il y a du soleil, le bruit des voitures, le bruit de la ville, comme d’habitude. La chimie s’estompe, le calcul reprend ses droits… deux cents, deux cents jours, un peu plus de six mois, c’était vrai. Déjà six heures du soir. J’ai vraiment mal, on m’avait prévenu… je ne sais plus qui. Les dernières minutes peut-être. Comment les reconnaître ?. Si j’avais moins mal, si j’avais le temps, je repenserais à tous les détours incroyables qui m’ont mené jusqu’ici, j’essaierais d’en retrouver le goût, comme par une musique oubliée qu’on entend soudain, par une fenêtre ouverte, dans la rue. De toute façon, je mélange tout. J’ai entassé tellement de dernières fois sans prendre conscience d’aucune, même quand elles ont commencé à restreindre sérieusement le champ de mon possible, que je n’ai plus rien à faire qu’à tourner mon corps dans mon lit, mes yeux sur le décor, à les sécher. Il est tard, et l’essentiel est que je te voie, encore un peu, encore un petit souvenir, un tout dernier regard : il n’y a pas si longtemps… Si, il y a très longtemps, avant tout ce jaune, ce jaune magnifique, partout.

Maurice Favreau

Je suis Maurice Favreau, le cinéaste extraordinaire derrière cervelleslibres.info, votre refuge incontournable pour les musings cinématographiques et les critiques de films. En tant qu'architecte de cet espace cinématographique virtuel, j'apporte ma passion inébranlable pour l'écran d'argent à chaque critique, les transformant en explorations vivides de la narration et de la cinématographie. Cervelleslibres.info n'est pas juste un blog ; c'est une collection soigneusement sélectionnée de mes aventures cinématographiques et réflexions. Des chefs-d'œuvre classiques aux dernières sorties, je plonge dans les complexités de la réalisation de films, disséquant les intrigues, démêlant les arcs narratifs des personnages et célébrant l'art qui se dévoile image par image. Email:[email protected] / Visit Faceboook